Le droit à l'indignation

Ce journal a pour vocation de combattre la résignation et de proclamer le droit à une saine indignation. Inutile peut-être, mais néanmoins nécessaire, pour ne pas se laisser happer par ce que l'on veut nous présenter comme normal, pour résister, par le verbe seul, à la fatigue de la langue et des mots. Ce lieu n'est pas celui des propositions constructives, mais de la rhétorique, parfois enflammée, parfois facile, toujours sincère; le lieu de la colère, qui ouvre le débat au lieu de l'enterrer. Indignons-nous, mes amis, utilisons ce droit qui ne coûte rien et que personne, pour l'instant, ne peut nous retirer!

dimanche 14 novembre 2010

Ainsi font, font, font...

Vous êtes invité à une fête chez de très vieux amis, dont vous connaissez bien la maison. Vous y allez depuis des années, vous en connaissez tous les recoins, vous vous y sentez à l'aise, presque comme chez vous. Ce soir-là, vous vous apprêtez à passer à nouveau une soirée en charmante compagnie, entre discussions intellectuelles et potins divers et variés. Vous arrivez chez vos amis, un peu en retard, en bon Parisien. Les invités sont déjà presque tous là. Certains des amis qui habituellement se retrouvent lors de ces sauteries sont cependant absents. Mais il y a autre chose. L'appartement lui-même a été radicalement transformé. La cuisine est à la place de la salle de bains, une cloison a été abattue entre deux pièces, le mobilier a été refait. 

Une question se pose alors: quelle est la chose qui vous frappe le plus? Le fait que certains des visages familiers que vous êtes habitué à voir dans cet appartement bourgeois aient disparu? Ou la transformation de la maison elle-même? Qu'allez-vous vous demander? Si vos hôtes se sont brouillés avec certains de leurs amis, ou bien ce qui a changé dans leur vie à eux pour les pousser à transformer cet appartement dans lequel ils avaient pourtant semblé jusque-là se plaire, même s'il leur arrivait parfois de s'en plaindre?

Personnellement, j'opterais pour la deuxième solution. C'est sans doute pour cela que je ne suis pas éditorialiste politique. En effet, à l'annonce du remaniement de notre cher gouvernement, les choses qui m'ont frappée ont été:
- la disparition du Ministère de l'Immigration et de l'Identité Nationale
- la disparition du Ministère de la Santé
- l'apparition d'un Ministère de la Solidarité et de la Cohésion Sociale

La recomposition des ministères démontre à l'évidence une volonté de la part du Président de donner un virage social à son "nouveau" gouvernement, et de faire oublier les excès sécuritaires et xénophobes de cet été. "Voilà monsieur, ce que vous m'auriez dit, si vous aviez un peu de lettres et d'esprit" comme dirait mon cher ami Cyrano.

Mais sur France 2, rien de tout cela. On ne s'intéresse qu'à la valse. Qui est entré, qui est sorti, qui va potentiellement se présenter en 2012 parce qu'il est rentré ou qu'il est sorti. Qui sont les "fidèles" de l'UMP, qui sont les centristes...

Je ne suis pas spécialiste de science politique. Je ne suis pas commentatrice professionnelle. Par ailleurs, je ne crois absolument pas que cette recomposition des ministères amènera un quelconque changement dans la politique du gouvernement.

J'aimerais simplement, quelquefois - ô, pas bien souvent, rassurez-vous - que l'on parle de politique. Peut-être n'est-ce que quand le bâtiment s'écroulera que l'on cessera de regarder qui serre le plus longtemps la main du maître de maison...

mardi 9 novembre 2010

C'est arrivé demain

J'ai revu récemment le très beau film de René Clair, C'est arrivé demain. Ce film raconte l'histoire d'un journaliste qui, après une sorte de pacte faustien (semi-involontaire) se retrouve à disposer chaque soir du journal du lendemain. Initialement ravi, il en profite pour sortir les scoops (dont il est déjà au courant) avant tout le monde, mais finit par se rendre compte que ce savoir est encombrant, voire dangereux, et par y renoncer. 

Une fois le film terminé, alors que j'émergeais lentement d'un monde en noir et blanc pour retrouver une grise soirée de novembre, je me pris à penser au tourbillon médiatique qui ces temps-ci nous entraîne - du moins pour ceux qui, comme moi, ont une radio greffée derrière l'oreille - toujours plus loin dans son vertige insensé. Dans le film de René Clair, à force de tout savoir avant tout le monde sans pouvoir expliquer d'où lui viennent ses certitudes, le protagoniste, Larry Stevens, finit par apparaître suspect aux yeux d'un certain nombre de gens, dont un inspecteur de police. Lui-même en vient peu à peu à douter du "miracle" dont il est en fin de compte la victime, doute qui se transforme en peur panique quand il lit sur le journal du lendemain l'annonce de sa propre mort. 

Les journalistes eux aussi sont aujourd'hui en proie au soupçon. Le cycle d'information continu (que Jon Stewart a récemment qualifié de "24-hour politico–pundit' perpetual panic conflictinator") qui toutes les heures introduit un nouvel événement, dissèque le moindre geste, la moindre parole des politiques, qui aplatit l'actualité en mettant sur le même plan la protestation contre la réforme des retraites et la nouvelle coupe de cheveux du peut-être futur Premier Ministre, nous donne le vertige et nous amène à penser que tout cela n'est que du bruit, fait pour nous distraire, ou nous bercer.

Non contents de suivre l'actualité minute par minute - doux Jésus, le Président n'a pas serré la main à tel ministre, serait-ce un signe de son imminente disgrâce? - de provoquer à tout instant des tempêtes dans un verre d'eau (trouble), il semble que de plus en plus, dans l'infinie course au scoop, certains médias se sentent à présent en devoir de prédire l'avenir. C'est une tendance lourde, par exemple, dans les sondages pré-électoraux. On la retrouve, poussée jusqu'à l'absurde, dans le traitement actuel de la vie politique du pays. Chacun veut être celui qui annoncera le premier le nom du prochain Premier Ministre. Orchestré par l'Elysée comme une émission de télé-réalité (qui donc va devoir "quitter l'aventure"?), ce ridicule petit jeu de chaises musicales est devenu la seule préoccupation de nos bien-aimés éditorialistes. 

Le remaniement, c'est demain, c'est demain, c'est demain.....  Mais nous, nous savons déjà, nous pouvons vous annoncer ce qui arrivera demain. Ce sera le chevelu sympathique, bien entendu puisqu'il s'est fait couper les cheveux. C'est évident, tous en choeur: "c'est arrivé demain, c'est fait, la cause est entendue, n'en parlons plus." Comment? Vous dites? Ce ne serait pas lui? Mais enfin cela va de soi. Ce sera l'homme aux yeux de cocker. C'est d'ailleurs ce que nous avons toujours dit. Il est bien plus sérieux, il a fait du bon travail, le Président doit lui garder sa confiance. Tous en choeur: "c'est arrivé demain, c'est fait, la cause est entendue, n'en parlons plus." Jusqu'à ce qu'un autre ministre se teigne les cheveux, ou serre la main du président plus de quinze secondes d'affilée. Et le nouveau favori est sur toutes les unes. Dont disparaissent les manifestations, le chômage, la dépression profonde dans laquelle ce pays est en train de s'enfoncer. A partir du moment où l'on décide que l'on prédit l'avenir, on ne laisse plus la place au présent.

C'est arrivé demain. Sauf que l'on n'en sait rien.

jeudi 9 septembre 2010

Ministre fantôme

En Italie, Claudio Scajola, Ministre du Développement Economique du gouvernement de Silvio Berlusconi, a démissionné en mai dernier suite à des accusations de corruption. Depuis, ce Ministère est dirigé par.... Silvio Berlusconi, qui en assure l'interim. Cette situation a suscité cet été de nombreuses critiques, tant ce poste semble important en cette période de crise économique. Comment le Président du Conseil peut-il remplir ses fonctions, et gérer en même temps l'un des postes-clé de son gouvernement? De mauvaises langues sont même allées jusqu'à affirmer que, le Ministère du Développement Economique devant bientôt rendre des arbitrages en matière d'audiovisuel, Berlusconi aurait sciemment retardé le remplacement du ministre pour pouvoir s'occuper en personne de ce domaine qui lui tient particulièrement à coeur. Mais nous ne nous laisserons pas aller à de pareilles calomnies, d'autant qu'après tout, cela ne nous...... regarde pas.

En France, une telle situation ne manquerait pas d'enflammer l'opinion, de donner naissance à moult débats d'idées d'une élévation sans faille, et de mener à une rapide résolution de la part de notre "République exemplaire." Car chez nous, tous les ministères sont pourvus. Des hommes et des femmes travaillent sans relâche à l'amélioration de la vie de leurs concitoyens, allant chercher la croissance avec les dents quand c'est nécessaire, et n'hésitent pas à aller taper dans le portefeuille de vieilles dames fortunées pour y trouver l'argent nécessaire à retrouver la Grandeur de la Nation.

Je voudrais donc rendre hommage à ces martyrs de la République, et surtout à ceux qui n'ont pas les honneurs des journaux télévisés. Je pense en particulier à notre Ministre de la Relance, Patrick Devedjian, nommé en décembre 2008 et dont nous sommes sans nouvelles depuis à peu près cette date. Si Scajola a démissionné, Devedjian est, pour autant que l'on sache, toujours en poste. Pourtant, on ne le voit pas, on ne l'entend pas. Le site du Ministère nous informe qu'il sera en déplacement dans le Cher et dans la Nièvre le 10 septembre prochain. Oyez, Français, et rendez vous donc tous sur le chantier de la déviation de Moiry (RN7) pour manifester votre soutien à cet infatigable travailleur de l'ombre. Assez des Hortefeux, Besson, Lagarde et autres premiers de la classe, que l'on voit toujours à la droite du Président. Je veux ici célébrer les Ministres-fantôme, ceux qui ont disparu au cours de l'épopée triennale de notre Bienveillant Leader. Les Amara, les Yade, les Devedjian, tous ces ministres et sous-ministres assis sur les strapontins du gouvernement, que l'on imagine, les yeux battus, le teint bistré, s'atteler à leur tâche quotidienne sans même l'espoir de se voir récompensés par un petit coup de blush et une caméra.

J'ai envie de crier: "Patriiiiiick!" Et de l'imaginer, notre Relanceur national, dans les boyaux de notre Pays, errant comme une âme en peine de déviation en rond-point, de rénovation de commissariat en inauguration de barrage, les doigts brisés par les milliers de serrages de pogne, toujours à la recherche du Saint Graal, entièrement dévoué à sa mission, celle de trouver, quelque part entre la restauration du portail de l'église de Chassenard et la rénovation du mur de la guinguette de la RN85, le petit bouton: "Redémarrer."

mercredi 30 juin 2010

Footchibal


Que n’a-t-on pas fait comme parallèles à l’occasion de cette coupe du monde de football. La lente agonie des Bleus, leur comportement indigne, irrespectueux, que dis-je, scandaleux, ont été interprétés comme un reflet du déclin de la France, de l’incurie sarkozyenne pour les valeurs de la République, voire, dans la bouche d’un ineffable philosophe, de la montée en puissance des « petits caïds » en tout genre dans notre beau pays. Insultes au sélectionneur, grève de l’entraînement (grève sans retenue sur salaire, concept à suggérer aux entreprises et à l’Etat), discours de Ministres, réception de Thierry Henry à l’Elysée, audition devant la commission des affaires culturelles de l’Assemblée Nationale, rien ne nous aura été épargné. Je ne m’amuserai point à discourir sur ce que révèle cette frénésie politique (bien plus d’ailleurs que le comportement des Bleus en lui-même), ce tapage intempestif en pleine mobilisation contre la réforme des retraites. D’autres l’ont déjà fait, sans doute bien mieux que moi. 

Plutôt que de m’indigner, je voudrais – ô, paradoxe suprême – dire pourquoi j’aime le foot. Oui, j’aime le foot, ou, pour être plus précise, j’aime les coupes du monde de foot. Pourquoi, me demanderez-vous, attendu que mon profil – jeune femme urbaine éduquée, sur-éduquée, disons à Bac + n (le chiffre commence moi-même à me faire peur) – ne correspond peut-être pas au cœur de cible d’une telle manifestation ? Parce que cette ferveur nationaliste qui soudain s’installe lors de cet événement quadriennal me donne l’occasion de me proclamer ouvertement citoyenne du monde, d’afficher avec véhémence mon refus de m’identifier au pays dans lequel je me trouve. Par principe, je suis contre l’équipe de France. Parce qu’un pays qui a été une fois champion du monde se croit aujourd’hui autorisé à vouloir gagner à tous les coups, et ne soutient son équipe que quand elle gagne, parce que l’on n’est pas une « nation du foot » simplement parce que l’on a remporté deux grandes compétitions internationales, parce que ce genre de chose, ça se construit aussi dans la défaite, voire dans l’humiliation. Enfin parce que la plupart du temps, au moment des coupes du monde, il se trouve que je suis en France. Dans ces cas-là, donc, je soutiens l’Italie. C’est mon deuxième pays, et j’éprouve un plaisir tout particulier à soutenir (et non pas à supporter) cette équipe que tant de gens – en particulier leurs voisins transalpins – abhorrent, qui ferait de l’anti-jeu, qui jouerait la comédie, en somme, cette équipe qui la première a compris ce que le foot voulait vraiment dire. Je me permets cependant de faire remarquer que, la seule fois où je me suis trouvée en Italie pendant une coupe du monde, c’était en 1994, et, outrée par l’attitude des supporters italiens trop fanatiques à mon goût, j’avais soutenu le Brésil lors de la finale.

Maintenant que la France et l’Italie sont toutes deux sorties au premier tour, que me reste-t-il ? Des équipes – l’Allemagne, l’Argentine – dont j’apprécie le jeu, et le sport lui-même. Je ne prétends pas être spécialiste de ses règles, je ne suis pas l’évolution des joueurs en club, ni le mercato (mot italien, soit dit en passant), pour être tout à fait honnête je m’en tamponne le coquillard. Mais, une fois tous les quatre ans, je succombe à la folie du ballon rond. Je regarde des matches improbables, je chante tous les hymnes que je connais (la sortie de l’Afrique du Sud nous a privé d’un des plus beaux), je commente les coupes de cheveux des joueurs (les Argentins sont manifestement restés bloqués dans les années 1980, les Slovaques ont résolu le problème en se rasant presque tous la tête), je râle quand il n’y a pas de but, je crie très fort quand il y en a. Est-ce abêtissant ? Peut-être. Me soumets-je ainsi au pouvoir de la FIFA, institution pendable s’il en fût ? Probable. Mais, lorsque le tireur s’approche du but, tous les voyants rouges s’éteignent, et il ne reste plus que les palpitations du cœur, peut-être idiot, mais qui veut se faire entendre. Que le but soit chilien, français, ghanéen ou japonais, au bout du compte cela n'importe guère ; d’aucuns me reprochent de ne pas avoir compris la coupe du monde, car je ne parviens jamais à m’identifier corps et âme à une équipe. Je les laisse causer. Tout ce qui m’intéresse, c’est de voir la balle faire bouger le filet, faire trembler cette pauvre caméra que l’on voit sans cesse ballotée au fond des cages, de regarder des joueurs probablement payés beaucoup plus que ce qu’ils devraient l’être se rouler par terre d’aise pour le simple fait d’avoir mis un ballon dans un filet. Parce que « c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ». Et parce que ça fait du bien, malgré tout, de mettre de temps en temps sa conscience critique en veilleuse. Oh, pas longtemps. Juste le temps d’un : « Buuuuuuuuuuuuuuuuuuuut ! » 
PS: la référence du titre, pour les plus jeunes:

jeudi 27 mai 2010

Le lamento du locataire (en vers de mirliton)


Légère et insouciante, je marchais dans Paris
Profitant du soleil, sentant venir l’été,
Je guettais, nez au vent, les panneaux « à louer »
Cherchant un nid d’amour pour moi et mon chéri

Quel bonheur, me disais-je, je vais sûrement trouver
Un petit lieu charmant, trois pièces, ascenseur,
Cuisine aménagée, gardant encore l’odeur
Des tendres petits plats avant nous préparés !

Dès les premières annonces, il me fallut bien voir
Que tout n’allait point être si rose que cela
Les prix étaient élevés, les étages bien trop bas
Ce n’était que l’orée de mes nombreux déboires.

A la première visite, nous étions des milliers,
Troupeau bien maladroit, armé de parapluies
Adossés côte à côte sur des murs vert-de-gris
Remplissant à la hâte des piles de dossiers.

Quant aux propriétaires, agents et mandatés,
Ils se laissaient flatter par cette bien humble cour
Répondant aux questions, criant « chacun son tour ! »
Arrogants souverains d’une pauvre humanité.

Un petit homme jovial, court et ventripotent,
Lorsque je lui avouai le but de ma visite
Me regarda, penaud, et dit, combien de temps
Durera votre amour avant qu’il ne vous quitte ?

Je vous demande cela, comprenons-nous, ma chère,
Non pour mettre mon nez dans vos petites affaires
Mais parce qu’il n’existe de relation qui vaille
Que celle qui résiste jusqu’à la fin d’un bail.

Outrée, je répondis, les yeux pleins de colère,
Enfin, mon bon monsieur, je suis fonctionnaire (attention à la diérèse)
Je ne me laisserai pas abuser de la sorte
Mon dossier est complet, ouvrez-moi donc la porte !

Il me laissa partir, non sans m’avoir prévenue
Vous êtes fonctionnaire, cela, je l’ai bien vu
Mais avec ce salaire, mon Dieu, ma chère enfant,
Vous feriez bien ma foi de vous prendre un amant.

Mon ire dans la rue alla en grandissant
Je me jurai d’écrire à toutes les gazettes
Dénonçant ce système, ce scandale, ce casse-tête,
De demander enfin le droit au logement.

Armée de ces principes, je me mis à ma table
Prête à me déchaîner contre ce coup pendable
Quand soudain – une sonnerie – mon Dieu, le téléphone !
Je répondis « Allo », entendis une voix d’homme.

Ma chère demoiselle, le dossier m’intéresse
Etes-vous toujours prête à changer votre adresse ?
Mes belles résolutions aussitôt envolées
Je répondis : « Oh oui ! Quand puis-je avoir les clés ? »

dimanche 16 mai 2010

Désert urbain

La ville du futur est dans tous les esprits. On parle du Grand Paris, de l'extension du tramway, de la rénovation du forum des Halles, des normes de construction et d'isolation des logements. La ville du futur sera plus verte, plus propre, plus fluide. Elle tiendra compte du rythme des saisons. On la verra fleurir au printemps, et l'hiver la trouvera plus modeste, plus humble. Ses avenues boisées seront parcourues par des rames silencieuses, rapides et efficaces, telles des anguilles mues par le seul pouvoir de leur électricité. Ses immeubles seront bas, fonctionnels, moins gourmands en énergie. On rénovera les façades, on empêchera les voitures de venir gâter la beauté du centre-ville. On entendra à nouveau les oiseaux, perchés dans les arbres plantés à des endroits stratégiques. Il y aura partout des stations de vélos, chacun pourra quand il le souhaite emprunter une voiture en libre-service, les lignes automatisées du métro mettront les voyageurs à l'abri des aléas du climat social. La Seine perdra son trouble, on lui rendra sa clarté, peut-être même parviendra-t-on à y faire revenir quelques poissons qui allègrement feront des cabrioles sous les arches bienveillantes du Pont-Neuf. Du monde entier, les gens viendront voir cette merveille, Paris enfin re-née, rendue à sa splendeur d'antan. Attractive à nouveau.

Mais qui parcourera les rues coquettes, qui flânera sur les vélos, qui entrera dans les magasins aux rayonnages bien fournis? Les immeubles impeccablement rénovés abriteront des bureaux, ou des appartements saucissonnés pour en faire autant de studios, plus rentables, plus faciles à louer. Les grands appartements ne pourront plus être occupés que par des millionnaires qui en feront usage quelques semaines par an, avant de s'envoler pour leurs autres propriétés. Ceux qui un jour, peut-être, avaient espéré habiter dans la ville, y fonder une famille, s'appuyant innocemment sur leurs seuls revenus, auront depuis bien longtemps quitté ses abords proprets pour ceux, moins onéreux, de la très large périphérie. Dans les studios, on trouvera des étudiants fortunés, des cadres célibataires, des "turbo-travailleurs" louant la piaule à la nuit. Bien sûr, il y aura quelques HLM où l'on emmènera les caméras pendant les campagnes électorales, car après tout, il faut bien justifier la dépense publique. 

Que la ville sera belle, alors! On viendra la voir, le weekend, parcourir ses rues, visiter ses musées, s'asseoir dans ses cafés. On se réjouira de ce trésor national, ainsi préservé, mis sous cloche pour que personne ne puisse le déflorer. On aurait bien voulu y habiter, mais l'on se rend bien compte que ce n'est pas possible. Il faut bien s'accommoder de sa situation. Et puis, on a des goût de luxe. On aimerait vivre dans plus de 45 mètres carrés, sans avoir trop de fuites dans le plafond ni trop de souris dans les murs. On voudrait éviter de s'endetter sur cinquante ans, ou de dépenser les trois quart de son salaire en loyer. 

Alors, c'est évident; la ville du futur n'est pas pour nous.

mercredi 12 mai 2010

Apologie de la propagande

En cette époque que l'on peine parfois à qualifier d'éclairée, où l'on emploie sans cesse un mot pour un autre, où l'on n'ose dire "rigueur" de peur de se faire taper sur les doigts, où l'on enrobe sans cesse chaque discours d'une couche épaisse de non-sens afin que le bon peuple ne se pose pas trop de questions, il me prend l'envie soudaine de faire une petite apologie de la propagande. Aujourd'hui, ce mot est descendu dans les cachots de l'histoire. Il s'y morfond, on ne le ressort que pour le parader comme naguère les condamnés au pilori. Il est enchaîné au fascisme, au nazisme, au stalinisme, et ses compagnons de cellule rendent difficile toute demande de grâce de sa part. 

Pourtant, il faudrait rappeler que ce ne sont pas les régimes totalitaires qui ont inventé la propagande. Les débuts de celle-ci (dans son sens moderne) remontent bien plutôt à la première guerre mondiale, et, si la patrie du Kaiser fit grand usage des technologies modernes de propagation d'idées, la nation qui transforma la propagande en science fut bien l'Amérique, terre de la démocratie, patrie de la liberté. Bien que tardivement engagés sur le plan militaire, les Etats-Unis produisirent plus d'affiches de propagande que les autres belligérants, dont la célèbre "I Want You" où l'Oncle Sam semble presque se projeter hors du mur pour aller chercher l'innocent flâneur et l'entrainer dans la merveilleuse aventure de la guerre. La fleur au fusil, of course.

Un aréopage de grands esprits se consacrait à la composition du "message" à délivrer aux troupes et aux citoyens pour les encourager dans leur lutte contre la barbarie, en Europe comme à la maison (au grand dam des nombreux Américains issus de l'immigration germanique...). George Creel, Walter Lippmann, Edward Bernays se lancèrent dans "la fabrication du consentement" (expression authentique). C'est à cette époque que la choucroute, en anglais sauerkraut fut rebaptisée, pour cause de consonance un peu trop teutonne, freedom cabbage, le chou de la liberté. Où l'on voit que les freedom fries qui sont apparues sur le menu du Sénat américain en 2003, au moment de la querelle américaine avec la "vieille Europe" à propos de la guerre en Irak, ont un précédent historique.

Mais je m'égare dans les méandres de l'anecdote. La propagande, donc, à l'époque, était une nécessité presque naïvement reconnue par les gouvernants. L'un de ses principaux théoriciens, Edward Bernays (neveu de Sigmund Freud), se désole ainsi, lorsqu'il publie Propaganda en 1928, que le mot soit devenu presque tabou, alors qu'il ne décrit qu'un processus - la manipulation du peuple par ses dirigeants -  ma foi bien nécessaire au fonctionnement de la démocratie. Sans la propagande, qui permet au "gouvernement invisible", qu'il soit politique ou économique, de "faire passer" ses priorités et ses intérêts auprès des masses, celle-ci se transformerait inévitablement en anarchie.

Cette nécessité existe encore, et même plus que jamais. On en voit la preuve tous les jours. Seulement, aujourd'hui, gare à celui ou celle qui prononcerait le mot honni de "propagande". Comment? Il n'a jamais été dans notre intention de manipuler l'opinion publique. Notre but est avant tout que les Français/Anglais/Américains... nous comprennent, qu'il n'y ait pas de malentendus. Nous ne faisons pas de propagande. Il faut simplement que les choses soient dites de manière à ce que nos idées "passent". Soient... propagées en somme. Et acceptées. Le joli mot de "communication" (qu'elle soit de crise ou, j'adore cette expression, "d'influence") a détrôné celui de propagande. Lorsqu'on lit la définition de Bernays, pour qui la propagande moderne est "un effort cohérent et de longue haleine pour susciter ou infléchir des événements dans l'objectif d'influencer les rapports du grand public avec une entreprise, une idée ou un groupe", on se demande bien pourquoi...

samedi 8 mai 2010

Psychologie des marchés

Dans sa Psychologie des foules, ouvrage pionnier en matière de psychologie sociale publié en 1895, Gustave Le Bon analysait les comportements particuliers qui émergeaient lorsque les individus se regroupaient de manière ponctuelle. Il souhaitait ainsi mettre en avant la manière dont les êtres humains se transformaient lors de ces rassemblements, l'émergence de meneurs, et la dimension irrationnelle des réactions provoquées par l'effet de masse. Ses thèses ont été souvent reprises, souvent mal interprétées, donnant parfois une légitimité à des théories de manipulation des masses, aussi bien dans les systèmes totalitaires (Benito Mussolini appréciait fort le livre) que démocratiques (ses thèses furent employées par Edward Bernays dans son livre "Propaganda", où l'auteur défend la nécessaire manipulation du peuple en démocratie). Confondant allègrement foule, masse et peuple, d'aucuns ont déduit de son livre que tout rassemblement d'individus donnait nécessairement lieu à des comportements irrationnels, qu'il revenait à la puissance publique de maîtriser, de canaliser. Le peuple est un grand enfant, ne sachant jamais réellement ce qu'il veut mais toujours prêt à descendre dans la rue pour le réclamer.

Oui, les foules sont irrationnelles, elles doivent être guidées, toujours pour leur bien. Leur spontanéité a quelque chose de puéril; l'individu, dès qu'il se fond dans la foule, perd sa capacité de jugement, il ne voit plus les grands problèmes, il se perd dans ses revendications. Le peuple est égoïste, il en veut toujours plus, comme un enfant gâté; le peuple est maladroit, il ne sait pas articuler ses exigences, il crie, il peste, il fait des caprices. Ces pauvres Grecs, par exemple, ne descendent pas dans la rue pour défendre leurs acquis sociaux, pour préserver ce que l'Union Européenne a contribué à leur donner, pour éviter de se laisser emprisonner dans un plan de rigueur qui étouffera leur économie pendant les années à venir. Non, ils sont tout simplement déboussolés, ils ne savent plus quoi faire face à la crise qui les frappe de plein fouet; alors, ils crient, ils pestent, et réclament qu'on ne leur ôte pas leurs joujous.

Il est facile de caricaturer le peuple. Mais pourquoi ces remarques ironiques et cinglantes ne sont pas davantage entendues à propos des marchés? Ceux-ci, devenus depuis quelques années des entités semi-humaines auxquelles on attribue des sentiments sans exiger de leur part aucune forme de responsabilité, se comportent à bien des égards comme de jeunes enfants. Ils se lassent vite de leurs jouets, ils sont fort susceptibles, et facilement entraînés. Les marchés sont nerveux, les marchés sont heureux, les marchés ont peur; mais qui sont-ils donc? Ils ressemblent beaucoup aux dieux de la mythologie antique, excessifs, vengeurs, toujours prêts à se venger des humains qui pourtant font tout pour leur plaire. A quand une psychologie des marchés, qui dénonce leur attentisme, leur nature suiviste? A quand surtout la reconnaissance que "les marchés" ne sont pas des entités surhumaines dont il faudrait prévenir les moindre désirs? La récente mise en accusation de Goldman Sachs aurait pourtant dû nous montrer que derrière "les marchés" il y a des hommes, qui ne voient rien d'autre que le profit, l'argent, la prochaine prime, la prochaine maison achetée avec les dettes des petits propriétaires.

L'autre jour, à la radio anglaise, j'ai entendu cette phrase: "Les marchés voudraient voir se former un gouvernement en début de semaine prochaine". Sinon? Sinon, ils vont piquer leur crise, déchaîner peut-être leur colère sur le Royaume-Uni, jusque-là épargné (malgré sa dette abyssale) parce qu'il n'est pas dans l'Eurozone. Personne n'est à l'abri du caprice d'un enfant. Mais, si celui-ci va trop loin, on peut le gronder, lui expliquer, le punir même. Peut-être est-il temps, n'en déplaise à la commission européenne, qui vient de faire voter une résolution interdisant la fessée, que la main invisible s'abatte sur ceux-là même qui prétendent l'incarner.