Le droit à l'indignation

Ce journal a pour vocation de combattre la résignation et de proclamer le droit à une saine indignation. Inutile peut-être, mais néanmoins nécessaire, pour ne pas se laisser happer par ce que l'on veut nous présenter comme normal, pour résister, par le verbe seul, à la fatigue de la langue et des mots. Ce lieu n'est pas celui des propositions constructives, mais de la rhétorique, parfois enflammée, parfois facile, toujours sincère; le lieu de la colère, qui ouvre le débat au lieu de l'enterrer. Indignons-nous, mes amis, utilisons ce droit qui ne coûte rien et que personne, pour l'instant, ne peut nous retirer!

samedi 8 mai 2010

Psychologie des marchés

Dans sa Psychologie des foules, ouvrage pionnier en matière de psychologie sociale publié en 1895, Gustave Le Bon analysait les comportements particuliers qui émergeaient lorsque les individus se regroupaient de manière ponctuelle. Il souhaitait ainsi mettre en avant la manière dont les êtres humains se transformaient lors de ces rassemblements, l'émergence de meneurs, et la dimension irrationnelle des réactions provoquées par l'effet de masse. Ses thèses ont été souvent reprises, souvent mal interprétées, donnant parfois une légitimité à des théories de manipulation des masses, aussi bien dans les systèmes totalitaires (Benito Mussolini appréciait fort le livre) que démocratiques (ses thèses furent employées par Edward Bernays dans son livre "Propaganda", où l'auteur défend la nécessaire manipulation du peuple en démocratie). Confondant allègrement foule, masse et peuple, d'aucuns ont déduit de son livre que tout rassemblement d'individus donnait nécessairement lieu à des comportements irrationnels, qu'il revenait à la puissance publique de maîtriser, de canaliser. Le peuple est un grand enfant, ne sachant jamais réellement ce qu'il veut mais toujours prêt à descendre dans la rue pour le réclamer.

Oui, les foules sont irrationnelles, elles doivent être guidées, toujours pour leur bien. Leur spontanéité a quelque chose de puéril; l'individu, dès qu'il se fond dans la foule, perd sa capacité de jugement, il ne voit plus les grands problèmes, il se perd dans ses revendications. Le peuple est égoïste, il en veut toujours plus, comme un enfant gâté; le peuple est maladroit, il ne sait pas articuler ses exigences, il crie, il peste, il fait des caprices. Ces pauvres Grecs, par exemple, ne descendent pas dans la rue pour défendre leurs acquis sociaux, pour préserver ce que l'Union Européenne a contribué à leur donner, pour éviter de se laisser emprisonner dans un plan de rigueur qui étouffera leur économie pendant les années à venir. Non, ils sont tout simplement déboussolés, ils ne savent plus quoi faire face à la crise qui les frappe de plein fouet; alors, ils crient, ils pestent, et réclament qu'on ne leur ôte pas leurs joujous.

Il est facile de caricaturer le peuple. Mais pourquoi ces remarques ironiques et cinglantes ne sont pas davantage entendues à propos des marchés? Ceux-ci, devenus depuis quelques années des entités semi-humaines auxquelles on attribue des sentiments sans exiger de leur part aucune forme de responsabilité, se comportent à bien des égards comme de jeunes enfants. Ils se lassent vite de leurs jouets, ils sont fort susceptibles, et facilement entraînés. Les marchés sont nerveux, les marchés sont heureux, les marchés ont peur; mais qui sont-ils donc? Ils ressemblent beaucoup aux dieux de la mythologie antique, excessifs, vengeurs, toujours prêts à se venger des humains qui pourtant font tout pour leur plaire. A quand une psychologie des marchés, qui dénonce leur attentisme, leur nature suiviste? A quand surtout la reconnaissance que "les marchés" ne sont pas des entités surhumaines dont il faudrait prévenir les moindre désirs? La récente mise en accusation de Goldman Sachs aurait pourtant dû nous montrer que derrière "les marchés" il y a des hommes, qui ne voient rien d'autre que le profit, l'argent, la prochaine prime, la prochaine maison achetée avec les dettes des petits propriétaires.

L'autre jour, à la radio anglaise, j'ai entendu cette phrase: "Les marchés voudraient voir se former un gouvernement en début de semaine prochaine". Sinon? Sinon, ils vont piquer leur crise, déchaîner peut-être leur colère sur le Royaume-Uni, jusque-là épargné (malgré sa dette abyssale) parce qu'il n'est pas dans l'Eurozone. Personne n'est à l'abri du caprice d'un enfant. Mais, si celui-ci va trop loin, on peut le gronder, lui expliquer, le punir même. Peut-être est-il temps, n'en déplaise à la commission européenne, qui vient de faire voter une résolution interdisant la fessée, que la main invisible s'abatte sur ceux-là même qui prétendent l'incarner.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire