Le droit à l'indignation

Ce journal a pour vocation de combattre la résignation et de proclamer le droit à une saine indignation. Inutile peut-être, mais néanmoins nécessaire, pour ne pas se laisser happer par ce que l'on veut nous présenter comme normal, pour résister, par le verbe seul, à la fatigue de la langue et des mots. Ce lieu n'est pas celui des propositions constructives, mais de la rhétorique, parfois enflammée, parfois facile, toujours sincère; le lieu de la colère, qui ouvre le débat au lieu de l'enterrer. Indignons-nous, mes amis, utilisons ce droit qui ne coûte rien et que personne, pour l'instant, ne peut nous retirer!

lundi 31 janvier 2011

Adieu, monsieur le professeur

         Les enseignants aiment se plaindre. C’est l’une de leurs principales caractéristiques. Ils se plaignent dans les soirées qu’ils organisent entre eux pour dire du mal de leurs élèves, ils se plaignent auprès de leur famille qui ne reconnaît jamais la valeur de leur travail, ils se plaignent dans la rue lors des manifestations qu’ils organisent régulièrement à grand renfort de drapeaux et de banderoles, qu’ils rédigent laborieusement, en prenant bien garde de ne pas y laisser de fautes d’orthographe.
        Depuis longtemps, on a arrêté de les écouter. On les regarde avec condescendance, pitié ou énervement. Pour qui se prennent-ils, enfin, à occuper ainsi nos rues au lieu de s’occuper de nos chers enfants, à critiquer leur ministère auquel, en bons fonctionnaires, ils devraient pourtant se soumettre ?  C’est un comportement proprement scandaleux, qui ne sied guère à l’image que l’on se fait de l’instituteur en blouse, tout entier dévoué à son travail, sévère, mais juste, amoureux de sa vocation, jouissant en silence des quelques privilèges qui lui sont accordés.
       Que se passerait-il si tout à coup on se rendait compte qu’ils ont des raisons de se plaindre ? Pensez-vous, ça n’est pas possible. Ils ont pour eux la sécurité de l’emploi, d’innombrables vacances et congés divers, un travail somme toute relativement facile, puisqu’il est bien connu qu’ils préparent leurs cours pendant deux ou trois ans et les réutilisent ensuite pendant quarante, aucune pression, aucune compétition, bref, une véritable sinécure.
        Au risque d’en choquer certains, et de retomber dans le cliché du « prof qui ne se rend pas compte de ce qu’il a », je voudrais souligner quelques aspects saillants de la situation actuelle des enseignants, afin de démontrer, car après tout l’une des rares qualités que l’on peut accorder aux profs est celle de savoir à peu près construire un raisonnement, que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

        S'il fut un temps où la profession d'enseignant attirait, ce temps semble aujourd'hui révolu. De nombreux enseignants le déplorent eux-mêmes; au lycée, en classe préparatoire, à l'université, les meilleurs étudiants font souvent le choix de filières réputées plus « porteuses » (communication, commerce) ou plus « glamour » (Sciences Po, journalisme, édition), et s'orientent de plus en plus rarement vers les métiers de l'enseignement. Cela induit par ailleurs, à moyen et long terme, un risque de baisse de niveau parmi les enseignants, si ceux-ci sont recrutés, en quelque sorte, par défaut, parmi des gens qui font ce métier parce qu'ils ne voient pas quoi faire d'autre. Cette tendance est également renforcée par la précarisation des enseignants. Quand on demande à des vacataires ayant à peine un niveau licence d'assurer des cours en les prévenant du jour au lendemain et en n'exigeant pas que la licence soit récente (« vous avez fait de l'allemand il y a cinq ans? C'est parfait, vous avez cours demain »), ce n'est pas de la faute des vacataires s'ils ne sont pas en mesure d'assurer ces cours de manière satisfaisante.
        Je ne verserai pas de larmes sur la disparition annoncée du concours de l’agrégation. L’inégalité de traitement entre certifiés et agrégés est l’une des particularités du système d’éducation à la française, et l’une de celles auxquelles je tiens le moins. Je serais donc la première à applaudir une telle réforme, si elle s’accompagnait d’une vaste « campagne nationale » (dont nos politiciens sont si friands) visant à redorer le blason d’un métier aujourd’hui largement déconsidéré. Sur le papier, la situation est la suivante : on nous promet des enseignants ayant tous le niveau Master, et l’on envisage de revenir sur leur statut de fonctionnaire, afin de garantir une meilleure compétitivité et une plus grande flexibilité dans les carrières. Pourquoi pas, après tout ? Mais il faudrait alors assurer aux enseignants une rémunération à la hauteur de leurs qualifications (cela est valable tant dans le secondaire que dans le supérieur) et leur garantir de meilleures conditions de travail et la possibilité de se reconvertir (donc de se former) à différentes étapes de leur carrière.
        Or, les réformes en cours vont absolument dans le sens inverse. La remise en question du statut des fonctionnaires a pour conséquence une plus grande précarisation des enseignants (multiplication des vacations, des contrats à durée déterminée, sur lesquels par exemple les universités comptent de plus en plus pour assurer leurs cours) et ne s’accompagne pas d’une révision substantielle des grilles salariales. Quant aux possibilités de reconversion, elles restent très marginales.
         On assiste ainsi à un déclin qualitatif de la profession. Les meilleurs élèves et étudiants ne veulent pas « finir profs » (Dieu que la langue est parfois cruelle !), et ceux qui ont eu le malheur de s’engager dans cette voie souvent le regrettent et cherchent par tous les moyens à en sortir.
         Je ne m’étendrai pas sur le déclin quantitatif, facilement constatable. Au-delà des chiffres astronomiques des suppressions de postes, ce déclin a pour conséquence la disparition de certaines matières. Adieu l’allemand, adieu le russe, vous apparteniez à un siècle désormais révolu. Et puis, il faut bien l’admettre, vous êtes trop difficiles à apprendre. Adieu peut-être un jour la physique, les maths non « appliquées », qui sait ? L’avenir nous réserve bien des surprises.
        On constate également un déclin que l’on pourrait qualifier de psychologique. A force de s’entendre dire qu’ils ne sont pas de bons fonctionnaires (voir le traitement réservé aux « désobéisseurs » du primaire, et la nouvelle épreuve de déontologie des concours d’enseignement), qu’ils ne sont pas des « professionnels », puisqu’au contraire on invite des professionnels à participer, voire à assurer les cours, en somme qu’ils ne connaissent rien à la « vraie vie » (qui reste à définir…), les enseignants finissent par y croire. Comme on leur refuse aussi souvent le qualificatif d’ « intellectuel », car ils ne passent pas à la télé et ne font après tout que seriner ce qu’ils savent déjà face à un auditoire qui ne peut les juger, ils finissent par s’adapter à cette « vraie vie » tant vantée, essayant par tous les moyens de s’en sortir, de faire carrière, de privilégier leur « développement personnel ».
         Comme on leur répète à l’envi qu’ils ne travaillent pas, qu’ils ont la vie facile, alors qu’ils sont souvent obligés de travailler chez eux car ils n’ont pas de bureau, d’imprimer leurs cours sur leurs propres deniers car toutes les imprimantes du bahut/de la fac sont cassées, d’acheter des livres pour préparer leurs cours, ils finissent (peut-être à tort, certes) par idéaliser le travail de bureau, où les horaires sont fixes, où les vacances sont certes moins nombreuses mais peuvent être prises à des périodes où les billets d’avion sont à des prix raisonnables, où quand on coche la case « cadre supérieur » dans les grilles des sondeurs on a vraiment l’impression d’appartenir à cette catégorie. Ou bien, ils cherchent refuge à l’étranger, espérant que l’ailleurs, même s’il ne résout pas tout, pourra au moins leur changer les idées.
         Vous me direz, ce sont des préoccupations de nantis, de pauvres petits déçus par la « vraie vie » (encore elle !) dès qu’elle ne correspond pas tout à fait à ce qu’ils s’étaient imaginés. C’est la crise, ma pauvre dame, tout le monde est touché. Bien sûr, mais cette crise-là, dans ce domaine là (comme dans d’autres, la santé par exemple), a un impact, que l’on ne mesurera probablement que dans plusieurs années. Quand peut-être, au lieu de nous rebattre les oreilles avec l’économie de la connaissance, l’importance de l’éducation, de la formation et de la recherche, on finira par se rendre compte qu’on ne fait pas tourner un pays avec des traders et des chargés de communication. Ou alors, si on y arrive, grand bien nous fasse. J’espère simplement que j’aurai déjà pris le large.
        Comme c’est étrange, tout de même, cette impression d’être déjà un dinosaure, alors qu’on a même pas trente ans… 

N.B: Merci à toutes celles et ceux qui m'ont fait par de leurs remarques concernant une version antérieure de ce texte.

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