Le droit à l'indignation

Ce journal a pour vocation de combattre la résignation et de proclamer le droit à une saine indignation. Inutile peut-être, mais néanmoins nécessaire, pour ne pas se laisser happer par ce que l'on veut nous présenter comme normal, pour résister, par le verbe seul, à la fatigue de la langue et des mots. Ce lieu n'est pas celui des propositions constructives, mais de la rhétorique, parfois enflammée, parfois facile, toujours sincère; le lieu de la colère, qui ouvre le débat au lieu de l'enterrer. Indignons-nous, mes amis, utilisons ce droit qui ne coûte rien et que personne, pour l'instant, ne peut nous retirer!

jeudi 20 janvier 2011

La révolution dans mon lit

Ces temps-ci, on entend beaucoup parler de révolution. Le peuple tunisien s'est soulevé, et a chassé son tyran. Ce qui est en tout point admirable. Par ailleurs, il est intéressant de voir la manière dont une révolution transforme radicalement l'identité de tout un peuple au yeux des témoins extérieurs. Là où l'on (par ce "on", j'entends une représentation collective et très générique, plus spécifiquement concentrée au sommet de l'Etat) voyait auparavant la société tunisienne comme une société-édredon, encaissant les coups avec torpeur, se boulochant somme toute assez lentement, bien que bordée de quelques extrémistes dangereux, ou comme un potentiel nid à islamistes contre lequel tous les remèdes étaient bons, on salue maintenant le courage du peuple tunisien (avant de retomber, peut-être dans quelques jours, dans la confortable image du nid à islamistes, même s'il faut admettre que là-dessus pour l'instant les Tunisiens, dont la révolte est avant tout politique et laïque, ne nous aident pas beaucoup). 

Ce préambule, je vous en préviens, n'a qu'un rapport très éloigné avec le thème de cette petite bafouille. Au risque d'apparaître, et ma foi de temps en temps ça fait du bien, nombriliste et bornée, je voudrais vous faire part d'une autre révolution, qui a eu lieu dans ma propre vie, et plus précisément dans mon lit. Ames sensibles, ne vous abstenez pas, je ne suis pas sujette aux propos graveleux et gravement attentatoires à mon intimité dans des pages que je destine à tout un chacun. C'est peut-être cela d'ailleurs qui fait que mes oeuvres ne sont pas publiées...

Suite à des problèmes de dos assez récurrents, se manifestant surtout au réveil, plusieurs "professionnels de la profession" (ô comme j'aime cette expression délicieusement tautologique. S'agit-il de médecins? de kinésithérapeutes? de psys? de chamanes? Lecteur, tu ne le sauras jamais) m'ont recommandé d'éviter de dormir sur le ventre. Ce qui d'un point de vue strictement médical est parfaitement logique, attendu que la position ventrale favorise la cambrure, qui elle-même occasionne les douleurs lombaires qui m'affligent.

Mais se rendent-ils compte, ces braves gens, du bouleversement profond qu'ils ont occasionné dans mon existence? Probablement pas, d'ailleurs c'est sûrement le cadet de leurs soucis. Mais comme je pense que cette question est au coeur de vos préoccupations, à vous, foules innombrables qui lisez ce blog, je m'en vais expliquer un peu mieux ma pensée (notez l'alexandrin). 

D'une part, le changement de position risque d'occasionner pendant un certain temps des troubles du sommeil. On ne se défait pas ainsi d'une habitude presque trentenaire. Or, le sommeil est pour moi une activité très importante. J'irais même jusqu'à dire que je considère le fait de dormir comme l'une des joies de l'existence. Le sommeil n'est-il pas, à sa manière, une autre petite mort? Le plus insupportable des enfants ne devient-il pas un ange dès que vous parvenez à lui faire fermer les yeux? Le sommeil est une porte ouverte à la force du rêve, l'un des rares moments où l'on abdique, où l'on se laisse aller à des forces que l'on ne connaît pas, que l'on ne contrôle pas. Bien sûr, bien des gens ont le sommeil agité; il m'arrive d'en faire partie, et je le ressens alors comme une véritable douleur, comme si l'on me retirait quelque chose, non seulement d'essentiel à ma survie, mais de central dans mon identité.

Oui, car ce changement de position remet en question des choses bien plus essentielles que la position de mon dos. "Dis-moi comment tu dors, et je te dirai qui tu es," disait un grand penseur dont le nom m'échappe. La position du sommeil, loin de n'être qu'une habitude acquise dès l'enfance, est un profond révélateur de personnalité. Freud lui-même en a probablement parlé avec sagacité dans l'une des conférences que je n'ai pas lues. L'INSEE l'a constaté dans toute une série d'enquêtes statistiques que je n'ai pas consultées. Ainsi, ceux qui dorment sur le ventre sont souvent d'un naturel aimable, confiant. Ils n'ont pas peur d'étouffer, ils ne voient pas venir le danger. Béatement, ils bavent un peu dans leur oreiller, savourent chaque instant de sommeil qui leur est offert, les bras parfois grands ouverts, embrassant le lit comme ils embrassent la vie (je m'émeus moi-même). Ils tournent le dos au monde, non pas pour lui signifier leur refus d'y participer, mais au contraire pour lui montrer qu'ils ne craignent pas de rester ainsi sans défense, démunis, offerts. 

Ceux qui dorment sur le dos sont d'un naturel bien différent. Sérieux, parfois sombres (n'est-ce pas ainsi que l'on couche les morts?), ils s'attendent à tout, sont prêts à tout affronter. Sûrs d'eux-mêmes, ils semblent dire au monde extérieur: "Soit, je dors, mais prends garde, j'ai l'oeil!". Cela ne les empêche pas, bien sûr, d'être sympathiques, à leur manière. Ne voyez là aucune discrimination de ma part. Je pense que Napoléon dormait sur le dos. Michèle Alliot-Marie aussi, probablement. Il ne fait en revanche aucun doute (voir la remarquable biographie que lui a consacré Patrick Poivre d'Arvor - ou était-ce quelqu'un d'autre? Suis-je bête, c'est pareil) que Boris Vian dormait sur le ventre.

Reste enfin ceux qui dorment sur le côté. Ceux-là ont besoin de protection, souvent ils se recroquevillent sur eux-mêmes, en position foetale. Ils se regardent, se protègent, se dorlotent. Oh, ce n'est pas qu'ils soient égoïstes, non. Au contraire. Simplement, ils ont un peu peur de se donner tout entiers au sommeil. Dormir sur le ventre, c'est refuser le corps ami qui pourrait vous étreindre, c'est faire du sommeil une expérience individuelle. Dormir sur le côté, c'est l'appeler, cet autre corps, lui signifier sa disponibilité. Un genre de socialisme de la nuit, si l'on veut.

Tout cela pour vous dire, ô amis (ennemis aussi d'ailleurs) que si vous remarquez chez moi un changement d'humeur, voire une altération radicale de la personnalité, il ne faudra pas accuser l'Université, le Monde, que sais-je encore. Je risque bien de n'être plus jamais celle que vous avez connue. Mais je souhaite néanmoins que vous vous souveniez de cette jeune femme ouverte, confiante et un peu simple, tandis que lentement je me métamorphose, et qu'à force d'insomnies, je deviens autre. A vouloir sauver mon dos, je risque de perdre mon âme. Ma foi, c'est tout de même beaucoup moins douloureux...

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